ENTRE VOUS ET MOI
Se dire transclasse
Crédit photo: Biao Xie
I 19.11.23 I Chérine Amrani
L’année dernière, je découvre dans la bibliothèque de mes parents, écrasé entre deux manuels de traduction, une retranscription d’entretien de sociologie fait avec ma mère il y a 10 ans. Elle y détaille son enfance heureuse en Algérie, sa vie étudiante, son arrivée en France. Moi, depuis des années, je me dis transclasse par principe, sans vraiment y réfléchir, catégorie inévitable pour un enfant d’immigré.
Au fil de ma lecture, je découvre les obstacles de son parcours, dont j’avais vaguement connaissance, mais la retranscription est précise, et je perçois pour la première fois chez ma mère, confiante et déterminée, des doutes. Mes obstacles à moi, je commence à les dévisager, en comparaison ils sont ridicules. Je retrace dans mon esprit la trajectoire de ma mère, puis celle de mes grands-parents, et de ceux avant eux dont je connais à peine le nom, et pour les décrire, eux, transclasse c’est un euphémisme.
Dans mes cours de sociologie le terme est simple : trajectoire sociale ascendante, catégorie socioprofessionnelle supérieure à celle des parents, niveau d’étude plus poussé. Pour moi transclasse c’est : les super-héros des classes populaires, les trajectoires surnaturelles, mes rêves de gamine qui veut conquérir le monde.
Pourtant, quand il faut me l’attribuer à moi cette étiquette, je suis confrontée à une multitude de critères normatifs, illégitimes peut-être, pour autant j’ai dû mal à les ignorer.
Lorsqu’on aspire à avoir une trajectoire ascendante dans le système scolaire/professionnel, la première barrière c’est la maîtrise de langue. Celle-là est particulièrement déterminante pour les premières générations d’immigrés. Ma mère, son diplôme de traductrice franco-arabe en poche, s’en sort. L’obstacle ne disparaît pas pour les deuxièmes générations bien que, souvent, iels aient bénéficié d’une éducation en français. Son enseignement se joue aussi en dehors du cadre formel de l’école : parler de bouquins à table avec ses parents, France culture qui tourne en fond au petit déjeuner, sorties au musée le dimanche, c’est le quotidien des camarades auxquels je me compare toute ma scolarité. Cette transmission d’habitudes culturelles, bien que désintéressée, puisqu’elle ne constitue pas une stratégie consciente de reproduction sociale de la part des parents, représente tout de même un outil crucial d’ascension. Pour celleux issu.e.s de l’immigration les références fondamentales françaises nous restent étrangères. Je me souviens de ces mercredis après-midi, quand, pour que je me cultive, ma mère me déposait dans la médiathèque près de chez moi, et, sans savoir ce que je devrais lire, elle me disait : lis.
En cours, la maîtrise relative du français me fait défaut, mes professeurs me répètent que je ne suis pas assez rigoureuse dans l’écriture, pas assez précise. Cette défaillance abstraite je n’arrive pas à mettre la main dessus, elle m’échappe, elle se glisse entre mes mots. C’est ces règles d’écriture qu’on connaît, ou qu’on ne connaît pas, qu’on est supposé connaître mais qu’on ne nous enseigne pas. Je les découvre en terminale avec fascination en scrutant les copies qu’une étudiante en prépa littéraire prestigieuse me partage. J’apprends toutes les tournures de phrases, je les recopie, et aussitôt on me dit : bonne plume Chérine.
Pendant longtemps, je pense ma trajectoire comme inexplicablement différente, en dehors du système de reproduction. Après réflexion, je peux identifier les stratégies mises en place par mes parents pour m’arracher à ma, leur, classe sociale…
Pendant longtemps, je pense ma trajectoire comme inexplicablement différente, en dehors du système de reproduction. Après réflexion, je peux identifier les stratégies mises en place par mes parents pour m’arracher à ma, leur, classe sociale : privilégier l’apprentissage du français à celui de leur langue maternelle, inscription à des cours de piano dès mes 6 ans, scolarité dans le privé protestant.
Adolescente, je me convaincs que ces efforts permettent la construction d’une identité nouvelle, brillante, bourgeoise. En réalité, je m’efforce d’anéantir tous les indices, tous les résidus de mon milieu social d’origine. Je mens, souvent. J’hoche la tête en souriant quand on mentionne des écrivains que je suis supposée connaître, je n’avoue pas à mes amis que ma fac est en banlieue, je m’invente des vacances d’été à la rentrée. J’ai peur d’être démasquée.
Je me demande dans quelle mesure je peux intégrer ces cercles, qui méprisent tout de moi, ou du moins de ce que j’ai été, sans me trahir. Je m’aperçois tard que la classe sociale est intrinsèquement liée à la culture. La représentation que je me fais de la bourgeoisie culturelle est blanche, française. Alors, ma culture à moi, je la range dans un tiroir, je me dis que j’y retournerai plus tard. Activement, je m’embourgeoise. J’ai longtemps eu peur de passer de l’autre côté du mur, de devenir part de cet entre-soi que je fantasme et que je hais, et je crois que c’est déjà fait : j’écoute du jazz, je lis de la poésie avant de dormir, je me suis chopé un accent parisien. Ce sacrifice je ne sais plus s’il fait sens. Maintenant que je suis de l’autre côté je ne comprends plus ce que je lui trouvais, et, rongée de culpabilité, j’essaie de faire demi-tour. Je dis transclasse parce qu’on me dit que l’étymologie de transfuge, c’est traître. Pour ne pas trahir : j’essaie de faire demi-tour, mais c’est trop tard.
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