Régulariser « Les métiers en tension » ou légaliser l’exploitation des immigré.es ?
© Jordan Bracco
I 01.05.23 I Thu-An Duong
Des tirailleurs Africains et Indochinois venus des colonies pendant les guerres mondiales, le BUMIDOM (Bureau pour le développement des Migrations dans les Départements d’Outre-Mer) dans les années 1960 pour reconstruire la France , les Trentes Glorieuses… Le gouvernement français a souvent fait appel à la main d’œuvre immigrée pour occuper les postes les plus pénibles, dangereux et peu rémunérés que “les Français ont abandonnés”. C’est aussi ce qu’essaie de combler l’article 3 du projet de loi Asile et Immigration porté par Gérald Darmanin, qui prévoit la création d’une voie de régularisation pour les personnes exerçant un “métier en tension”.
Des tirailleurs Africains et Indochinois venus des colonies pendant les guerres mondiales, le BUMIDOM (Bureau pour le développement des Migrations dans les Départements d’Outre-Mer) dans les années 1960 pour reconstruire la France , les Trentes Glorieuses… Le gouvernement français a souvent fait appel à la main d’œuvre immigrée pour occuper les postes les plus pénibles, dangereux et peu rémunérés que “les Français ont abandonnés”. C’est aussi ce qu’essaie de combler l’article 3 du projet de loi Asile et Immigration porté par Gérald Darmanin, qui prévoit la création d’une voie de régularisation pour les personnes exerçant un “métier en tension”.
Une carte de séjour temporaire pour les « métiers en tension »
Crédit photo: Metin Ozer
En effet, le projet prévoit la création d’une carte de séjour temporaire avec mention “travail dans les métiers en tension”.
Comment obtenir cette carte ? Il faut justifier :
- D’au moins 3 ans sur le territoire français
- D’au moins 8 mois (consécutifs ou non) d’activité au cours des 24 derniers mois dans un métier dit “en tension”
- L’activité n’est pas prise en compte si elle a été accomplie avec d’autres statuts tels que la demande d’asile, le titre étudiant, la carte “recherche d’emploi ou création d’entreprise”
Un métier en tension, c’est quoi ?
Ce sont les postes ou les secteurs dans lesquels les entreprises peinent à recruter, ou pour lesquels il y a peu de candidats pour le nombre d’offres. On peut y retrouver les métiers suivants :
- Aide à domicile et aide ménagère
- Agent d’entretien
- Aide-soignants
- Employés d’hôtellerie et restauration
- Ouvriers des travaux publics, du béton et de l’extraction
D’après l’INFREP (Institut National de Formation et de Recherche sur l’Education Permanente), 77,3% des recrutements dans le secteur du service à la personne sont évoqués comme “difficiles”. Idem pour le recrutement des aides-soignant·es avec 67,9%.
Face à cette pénurie de candidats qualifiés, une des solutions est de régulariser les travailleur·ses sans papiers, via cette carte de séjour.
Crédit photo: Ev
Les travailleur·ses peuvent en faire la demande directement avec une délivrance de plein droit, c’est-à-dire que la préfecture serait tenue de délivrer le titre de séjour, tant que les conditions mentionnées ci-dessus sont remplies. Qu’obtient-on avec cette carte ?
- un titre d’une durée d’un an, renouvelable
- l’autorisation d’exercer l’emploi au titre mentionné sur la carte, ou un autre métier en tension
- la possibilité d’obtenir une carte pluriannuelle en cas d’embauche dans un CDI, toujours pour un métier en tension.
Crédit photo: David Luu
Soyons durs avec les personnes étrangères délinquantes, et régularisons ceux qui veulent travailler et respectent les lois de la République
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin
En plus d’une volonté de trier les “bons et les mauvais immigrés” comme analysé par Nejma Brahim dans Mediapart, on remarque que l’Histoire se répète continuellement, avec pour ligne directrice l’exploitation des corps immigrés pour la main d’œuvre. De plus, les conditions pour être éligible à cette régularisation sont incohérentes, et perpétue l’irrégularité et la précarité des personnes exilées.
Crédit photo: Ev
Titre de séjour à caractère temporaire avec des restrictions déshumanisantes et utilitaristes
Dans Liberté Hebdo, le sociologue Saïd Bouamama relève “une forme de servage qui ne s’avoue pas, dans lequel on attache les travailleurs étrangers à leurs postes”. En effet, la carte de séjour dépend étroitement du métier exercé et de l’employeur. En cas de perte d’emploi, la personne risque une expulsion. On assiste donc, avec cet article de loi, à la légalisation de l’exploitation des personnes immigrées pour ces métiers pénibles, sous-payés et parfois même nocifs pour la santé.
Le caractère temporaire du titre de séjour est problématique et instable, et même si l’obtention d’une carte pluriannuelle est possible, dans le cas où la personne arrive à obtenir un CDI dans un secteur en tension, elle est très difficile puisque ces secteurs embauchent rarement en CDI et fonctionnent plutôt via l’intérim ou des contrats courts. De plus, certains de ces secteurs ne sont pas accessibles sans formation, ce qui est impossible pour une personne non régularisée. Il est fort probable que ce titre de séjour ne serve uniquement à répondre à un besoin sur une période limitée déterminée par le marché du travail de ces secteurs et les employeurs, à créer une “main d’oeuvre mal payée et docile”, accentuant d’autant plus l’aspect utilitariste de cet article de loi.
Témoignage de personne concernée
Adama*, employé chez Uber Eats en tant que livreur, exprime sa crainte pour l’avenir. Venu du Mali pour vivre le rêve européen, il se retrouve à utiliser l’identité d’un autre pour pouvoir exercer cet emploi. Il dénonce l’hypocrisie des plateformes de livraison, qui profitent de la situation des exilés pour une main d’œuvre pas cher.
“J’ai un diplôme, je suis capable de faire autre chose” il nous confie. Comme beaucoup d’immigrés, son diplôme obtenu au Mali n’a pas de valeur en France. Adama a exercé plusieurs métiers avant celui de livreur, mais les périodes de travail sont souvent courtes et discontinues. “C’est jamais stable pour nous, et pourtant, il n’y a pas de Français dans les métiers qu’on fait. Ils ont besoin de nous, mais ils ne nous respectent pas”.
Conditions de délivrance incohérentes et difficiles à réunir pour les travailleur·ses sans papier
Pour obtenir la carte de séjour pour un métier en tension, il faut justifier d’une ancienneté de séjour d’au moins 3 ans, et d’une expérience de huit mois minimum pendant les 24 derniers mois. Comment une personne en situation irrégulière peut-elle justifier son activité professionnelle quand la plupart des emplois ne sont pas recensés par les structures, ou quand il est nécessaire d’utiliser l’identité d’une personne régularisée pour obtenir ces emplois ? La difficulté est similaire pour la justification d’ancienneté sur le territoire, quasi impossible sans logement, emploi ou même carte de transport au nom de la personne concernée. De plus, l’exclusion de la prise en compte des activités professionnelles exercées sous les statuts réguliers évoqués ci-dessus révèle l’incohérence des conditions de délivrance pour l’obtention de cette carte. La Cimade évoque dans son dossier de décryptage du projet de loi asile et immigration “le renforcement des sanctions vis-à-vis des employeurs de personnes sans papiers en créant une nouvelle amende administrative”, ce qui appuie l’incohérence des conditions de cet article de loi sur les métiers en tension.
Crédit photo: David Luu
Témoignage de personne concernée
Arrivé en France à l’âge de 18 ans, Huy a traversé la route des exilés depuis le Vietnam vers la Roumanie. Aujourd’hui âgé de 23 ans, il a passé ces 3 dernières années à exercer dans les métiers du BTP, et plus particulièrement chez des particuliers. Payé en espèce, il n’a aucun moyen de justifier son emploi “Je sais que je suis bon dans ce que je fais, tous les clients sont satisfaits, mais il n’y a pas de preuve écrite ou administrative”, nous confie Huy*.
Sa conjointe, Thi*, employée dans un salon de manucure, mentionne une crainte liée à cette nouvelle loi. En effet, si la préfecture considère que les conditions ne sont pas justifiées correctement, elle risque l’expulsion pour avoir déclarer sa présence irrégulière sur le territoire, ainsi que son activité professionnelle “je ne préfère pas prendre le risque de m’exposer puisque rien n’est sûr pour nous”.
Cet article de loi visant à créer une nouvelle voie de régularisation n’a aucunement pour but d’améliorer les conditions des personnes exilées, mais plutôt de mieux contrôler les métiers que celles-ci vont exercer pour répondre à la demande d’employeur. Cette loi continue de noyer les personnes sans-papiers dans la précarité, avec des conditions et des restrictions déshumanisantes.
À l’heure où nous publions ce dossier sur les différents enjeux liés à la loi Asile et immigration, en hexagone comme en outre-mer, le projet de loi a été suspendu faute de majorité au Parlement. Rester mobilisé·e et vigilant·e face à cette énième législation déshumanisante pour les personnes étrangères reste indispensable. C’est un devoir pour protéger la dignité de celles et ceux qui ne sont certes pas nés avec les papiers français, mais qui contribuent incontestablement à la richesse de la France.
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