CHRONIQUE

MADA, MORA MORA

Pourquoi j’aimerais parler Malagasy

Crédit photo: Sandy Ravaloniaina

I16.07.24 I Marie Zafimehy

Il y a pile un an, j’emménageais dans un nouvel appartement en banlieue parisienne. Avec ce déménagement sont venues de nouvelles habitudes à prendre, comme découvrir les relais colis du quartier. L’un deux est tenu par des malgaches. Je m’y suis rendue mi-curieuse mi-honteuse à l’anticipation de leur montrer ma carte d’identité. Je craignais qu’on n’entame la conversation sur Madagascar. Sur le pays. Ça n’a pas loupé. Quand j’ai dit que « je ne [parlais] pas malgache », la propriétaire du lieu m’a regardée : « Il faut apprendre le malagasy, c’est important. » Je n’y suis plus jamais retournée.

« Je ne parle pas malagasy ». Au fil des années, cette affirmation faite dans mon billet du Huffington Post a pris l’allure d’un regret plutôt que d’un fait. Je connais la langue, je sais reconnaître ses sonorités, son accent lorsqu’elle est inscrite dans le parler français. J’entends régulièrement ma grand-mère articuler « manaona » et « inona no voavoa ? » lorsqu’elle décroche le téléphone. Je sais ce que signifie mon troisième prénom, Mangatiana – bonheur, amour – et mon nom de famille « le petit-fils qui rit ». Je sais dire « velomo », « misotra ». Je sais ce que sont les « fady » et les « vazaha ». Du vocabulaire qui n’en est pas lorsqu’il n’est pas remis dans le contexte d’une discussion ou d’une H(h)istoire.

Crédit photo:gemmafjam

Mon histoire avec le malagasy

Mon histoire avec le malagasy, c’est simple, il n’y en a pas. Mon père, qui le comprend depuis qu’il est enfant, ne nous l’a jamais parlé – ni à mon frère, ni à ma soeur, ni à moi. Comme pour mon prénom, il pensait que ce serait plus facile pour m’intégrer, pour nous intégrer. Petite, j’enviais mes camarades qui, après l’école, se rendaient à leurs cours d’arabe et de portugais. Il n’y avait pas de cours de malagasy. 

Cette ignorance de ma propre langue, j’ai essayé de la combler à l’âge adulte. D’abord en investissant le pan culturel et historique de mon identité. Je me suis renseignée sur l’histoire de Madagascar. Ses 18 ethnies différentes, l’histoire de son peuplement arabe, subsaharien, asiatique. Ce mélange qui fait que nous sommes toutes et tous si différents physiquement. Fun fact : on me dit souvent que j’ai l’air marocaine. J’ai appris récemment que mes ancêtres du côté de mon grand-père ne mangeait pas de porc. J’ai appris que dans la culture malgache, la nouvelle lune signe le début d’une période de purification, une date qui célèbre le nouvel an et rappelle celle du début du Ramadan. 

Par-dessus tout, j’ai appris la colonisation. Le massacre des révoltes malgaches de mars 1947. Les horreurs commises par Gallieni – je vous conseille les vidéos d’Histoires Crépues sur le sujet. Le pillage des richesses de la Grande Île, ses minerais, sa vanille, ses ressources alimentaires. J’ai vu en grandissant les ravages du néocolonialisme, ces Français qui s’installent à Madagascar : celles et ceux qui se rendent à Nosy Be pour satisfaire leurs déviances pédocriminelles et s’adonner au tourisme sexuel, celles et ceux qui exploitent les populations locales pour vendre les paniers en rafia aux prix décuplés en France. J’ai vu la culpabilité dans les yeux de ma mère lorsqu’il fallait monter dans un pousse-pousse, elle, la « vazaha » tirée par un malgache.

Se réapproprier sa langue

pour parler de réappropriation et de résistance. La langue « c’est important », car elle permet le combat contre l’impérialisme et la solidarité d’un peuple. La langue est le reflet d’une culture (« les fady » sont des « tabous » superstitieux) d’un rapport au temps (« mora mora »), à l’espace (« tanana », veut dire « ville d’où le nom « Antananarivo »), à l’autre (« vazaha », c’est « le blanc »). Parler malgache, ou au moins le comprendre, m’est apparu nécessaire pour appréhender au mieux cette partie de mon identité.

C’est pourquoi six mois après mon déménagement, j’ai décidé de m’inscrire à un cours de malgache. Spoiler n°1 : c’est rare. Certes, il existe des formations à plusieurs centaines d’euros ou les rares cours de l’INALCO, mais peu de cursus accessibles et disponibles au plus grand nombre. Et puis, j’ai découvert les cours de Tsimoka, une association créée par des malgaches qui donne ses cours un samedi sur deux dans le XVe arrondissement. Le tout, pour la modique somme de 30 euros l’année. Je m’y suis inscrite. Spoiler n°2 : ce fut un échec. Les horaires ne me conviennent pas et je n’arrive pas à être assidue. 

Résister pour ne pas disparaître

Assister aux 3-4 premiers cours de la nuit m’a tout de même permis d’acquérir les bases de la langue. La construction des phrases, le vocabulaire courant (qu’il faut que je révise !). J’ai même appris (péniblement) à compter pour être fière de parler aux commerçants une fois que je serai là-bas en août prochain. Tout cela pour que ma grand-mère me coupe : « Tu sais, au marché, je dis les nombres en français ! » Super.

Pourtant, ce cours n’a pas été totalement vain. J’ai compris comment la colonisation ne s’était pas faite que sur la Terre, mais aussi dans les têtes. Le français a imposé sa perception du temps : on a imposé les 12 mois de l’année avec des noms issus de la métropole (janoary, febroary, martsa…) alors que les Malgaches avaient leurs propres appellations bien moins occidentales (alahamady pour mars-avril, adaoro pour avril-juin…) basées sur les saisons. Le Français a effacé les particularismes des dialectes locaux, et les références culturelles de la population.

Et là, je comprends la remarque de cette commerçante au moment de récupérer mon colis dans mon nouveau quartier. Je comprends Frantz Fanon pour qui « la transmission de la langue est un acte de résistance contre l’assimilation culturelle et linguistique imposée par les structures dominantes. » Je comprends Gloria Anzaldùa, poétesse américano-mexicaine théoricienne du métissage, lorsqu’elle dit « la domination linguistique est une forme insidieuse de colonialisme qui perpétue l’oppression et l’inégalité sociale ». Enfin, je comprends bell hooks – mon autrice préférée – quand elle écrit « la transmission de la langue reflète les dynamiques de pouvoir et d’inégalité qui structurent nos sociétés ».

Crédit photo: Sandy Ravaloniaina

En ne transmettant pas la langue malgache, c’est une partie de l’Histoire et de la culture qui meurt. C’est le colonialisme qui gagne. Et peut-être que nous, deuxième, troisième générations sommes le dernier moyen de sauver notre héritage perdu dans les limbes de la colonisation. Peut-être que la lueur dans les yeux de ma grand-mère quand je lui ai dit que j’apprenais le malgache n’était pas anodine. Peut-être que je pourrai, à l’avenir, me sentir un peu plus « chez moi » là-bas. Peut-être que la prochaine génération de Zafimehy ira encore plus loin que moi. Peut-être que tout cela avait besoin d’être fait… « mora mora ».

Marie est journaliste et autrice du livre ‘Le Genre expliqué à celles et ceux qui sont perdu-es’ (Buchet/Chastel, 2021). Titulaire d’un master en études du genre et diplômée de Sciences Po, elle traite l’actualité avec un regard féministe au prisme de l’intersectionnalité. Au cours de son parcours professionnel, elle a travaillé au sein des rédactions de l’AFP et Le Parisien. Elle coordonne et présente aujourd’hui le podcast ‘Les Voix du crime’ sur RTL

Marie Zafimehy