nawel ben kraiem
de la marge à son centre

Crédit photo: Maïssame Decosse

I 23.10.24 I Aya Abouelleil

“Laisse moi dans ma case, moi qui ne sais pas me caser” – Délivrance (Laisse moi à la mer)

Artiste, chanteuse, comédienne, poétesse franco-tunisienne aux sonorités et influences multiples…Nawel Ben Kraiem ne rentre pas dans des cases préfigurées mais les dépasse et les déborde. Car oui elle aime parler, chanter, le parler-chanter et se raconter, en arabe, en français et en anglais. Ayant une quinzaine d’années d’expérience à son compteur, Nawel sort son cinquième album “Arabic Touch” en mai dernier, son deuxième recueil de poésie “Le corps don” en juin dernier ainsi qu’une sélection de poèmes en musique sur “Coffre ouvert” en septembre. 

La voix des « dérangés

 

“Dérangés, dérangeants et mélangés, nous sommes des enfants secrets, des enfants paumés.
Décalés, décadents et mal rangés” – Dérangés 

Le concept de la “marge” se retrouve au centre de la réflexion et de l’art de Nawel ben Kraiem. Par définition “en marge” signifie en dehors de, à l’écart de, à côté de, et pour elle ce pas de côté est précieux. Il va permettre une plus grande lucidité, un regard différent et plus riche sur le monde et sur soi. Sa chanson “Dérangés” est une ode à tous les secrets et toute la richesse contenue en nous lorsqu’on est en décalage. Pour l’occasion, le clip du morceau a été tourné en Tunisie durant le festival féministe et queer “Chouftouhonna” (aujourd’hui Mawjoudin).

Son histoire personnelle la sensibilise à tous les dérangés et les décalés bien avant qu’elle liste, conscientise et théorise le sujet plus tard grâce à Frantz Fanon ou encore bell hooks notamment à travers “De la marge au centre”. Claire de peau avec des cheveux blonds, elle perçoit dès sa jeunesse la hiérarchie de classes présente en Tunisie puisqu’on lui projette une certaine place sociale alors qu’elle vient d’une famille ouvrière du côté de son père et paysanne du côté de sa mère. Adolescente, ce n’est pas au malouf tunisien qu’elle s’identifie mais au rock et au grunge (sous-genre du punk rock), à contre courant de ce qui s’écoute publiquement. Sa voix “rouillée” fait aujourd’hui’ partie de sa marque et de son authenticité mais cela n’a pas toujours été évident pour Nawel, qui s’est d’abord tourné vers la scène et le théâtre avant de se rapprocher du chant. 

À l’âge de 16 ans elle quitte la Tunisie pour la France où elle fait face à de nouveaux écarts, inversés cette fois. Elle se prend notamment des murs et du mépris dans les cercles de théâtre en France, sous-estimant son expérience tunisienne. Un départ déceptif mais qui l’entraîne à former son premier groupe de musique. Au départ, ce n’est donc pas spécialement la voix ou le chant qui la portent dans sa musique, non pas le désir de chanter juste mais l’envie d’exprimer des émotions. En témoigne son premier album “Mama Please” sorti en 2009 avec son groupe Cirrus où on retrouve beaucoup de chanter/parler, de poèmes, qu’ils soient les siens ou d’autrui. 

“Ce qui me touchait dans le truc « décalé » c’est une émotion, une énergie, une intention et c’est plus important pour moi que l’arrangement et la justesse même si à force de faire de la musique j’ai gagné en vocabulaire musical.”

Nawel ben Kraiem

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Crédit photo: Nora Noor

L’art au service de l’héritage – L’héritage au service de l’art 

“Ce que j’aime dans les regards qui font un pas de côté c’est qu’ils voient plus de choses que ceux qui sont dedans. Je pense que ça vaut aussi pour les déplacements géographiques. On a ce pas de côté et on est à la bonne distance du territoire pour le sublimer”.

C’est en Occident et “grâce » à son arrivée en France que Nawel prend pleinement conscience que le patrimoine nord-africain est “un terreau immense de créativité, de ressources et de vocabulaire dans lequel je pouvais puiser, m’enrichir, me ressourcer et m’inspirer”. Notre histoire nous enrichie qu’on le veuille ou non et la musique de Nawel ben Kraiem en fourmille, que ce soit à travers les thématiques, les instruments ou la langue avec “Paris Tunis”, “Par mon nom”, “Ma région” ou encore la reprise du poème de Mahmoud Darwich “Jewez el safar”, pour n’en citer qu’une partie.

La langue fait évidemment partie de cet héritage et à l’image de sa propre vie aux cultures variées, Nawel ben Kraiem se chante en arabe, français et même parfois en anglais. Ayant pour but premier de raconter et se raconter dans la plus grande sincérité, sans artifices c’est en sa langue d’origine qu’elle se trouve la plus sincère, instinctivement au départ. Ce n’est qu’après des années dans le milieu qu’elle a entrevu la dimension politique de son utilisation, mais aussi l’enjeu de transmission et de représentation pour les générations futures et notamment les filles et fils des diasporas.

Nawel Ben Kraiem fait également partie du projet de concerts “Les Héritières” qui célèbre Cheikha Rimiti (musicienne et chanteuse de raï algérienne). Des figures comme elle ou comme Rachid Taha ont semé des graines et ont poussé des murs pour que les musiciens d’aujourd’hui aient de moindres difficultés. À son tour Nawel s’en inspire pour ouvrir de nouvelles portes aux prochain·es. Pour elle, la musique est un “patrimoine commun”, encore plus que la poésie où la pratique est plus individuelle et moins partagée. 

Crédit photo: Nora Noor

Des mots pour panser des maux

Dans les familles issues de l’immigration il y’a parfois, souvent des histoires cachées, une absence de vérité et beaucoup de tabous. En face, l’art est désuet pour Nawel s’il n’est pas intime, s’il n’est pas vrai. De nature sensible, le processus artistique de Nawel a toujours été mi-introspectif mi-observateur du monde. En partant de ses journaux intimes étant enfant, jusqu’à la scène, le besoin de déplier ce qu’elle a à l’intérieur est primordial. Son premier recueil de poèmes s’intitule (non par hasard) « j’abrite un secret » puisqu’elle oppose le secret au tabou. 

“Un tabou c’est ce qui empêche, ce qui peut faire disjoncter.
Un secret à l’inverse quand il est bien dit bien entendu il libère”. 
 

La poésie a été le le canal choisi par Nawel pour explorer toutes ces zones dysfonctionnelles, les histoires compliquées, les héritages intimes. La poésie, grâce à ses hors-champs, ses silences, ses symboliques et ses interprétations permet de délier des blocages d’un certain langage qui a du mal à se faire explicitement et frontalement avec la famille, les parents et les grand-parents. Sujet qu’elle explore beaucoup dans son dernier recueil “Le corps don” puisqu’elle y traite également de maternité et le fait d’y être confrontée à son tour avec ses enfants. 

“C’est la forme que j’ai trouvé pour pouvoir dire ce qui ne peut pas être dit et ce qui n’a pas pu être dit, de la façon la plus sincère possible. J’ai la sensation de déposer des choses très profondes mais sans prendre en otage le lecteur”.

Nawel ben Kraiem

Le choix de l’indépendance : vers la liberté artistique

Le milieu de la musique étant très cloisonné, il est récurrent pour des artistes d’en souffrir. Milieu assez dur de manière général, il est d’autant plus compliqué d’y trouver sa place sans être assigné·e aux fameuses cases pour des artistes aux profils plus polyvalents. Malheureusement chanter en arabe en France cloisonne rapidement aux labels “Musiques du monde”. Si le souhait est de se diriger vers des labels plus mainstream (grand public) alors il ne faut pas chanter en arabe pour éviter un boycott des radios. En bref, les rouages d’une machine qui nous dépasse prend le dessus, machine qui n’est clairement pas (encore) déconstruite pour accueilli des propositions musicales plus versatiles ou plurielles. 

En 2019, Nawel ben Kraiem prend donc la décision de monter son propre label “Nawnaw” pour palier aux catégories musicales cloisonnantes. Cette indépendance est ce qui fait aujourd’hui sa solidité, malgré la nouveauté de la casquette “business” et ce qu’elle implique. Cet espace lui permet une liberté artistique, d’autonomie et de marge qui font son centre. 

“Je n’ai aucun regret par rapport à ça. Le seul regret est de ne pas avoir fait ça plus tôt pour accueillir les créations artistiques comme je le voulais. Tant qu’on ne m’enferme pas dans des cases dans lesquelles je n’arriverai jamais à rentrer.”

Nawel ben Kraiem

Le cas de Nawel est un exemple très intéressant pour tous·tes les artistes en Occident de manière générale où iels n’ont aucune maîtrise et possession de l’économie culturelle, artistique et musicale, iels ne sont pas en de possession des moyens de production culturelle. Il est donc nécessaire, même à petite échelle de se créer ses propres espaces de création et de production pour s’octroyer une liberté d’expression et surtout une liberté d’être. 

 

Nawel ben Kraiem se produira en concert acoustique le 26 octobre 2024 à Le Solo à Paris. 

 

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