ENTRE VOUS ET MOI 

La tristesse murmurée de ma famille immigrée

Crédit photo: Domo

I 17.11.24 I Camila Ribelaygue 

Elle est à l’autre bout du fil, à l’autre bout de la France : ma mère, cette femme forte et fière. J’ai dans la voix quelques sanglots que je retiens. Voilà maintenant quelques années que je suis partie vivre dans la capitale et que j’ai laissé non seulement mère et frère mais également souvenirs d’enfance teintés de douleurs derrière moi, dans ma ville natale. C’est un jour sans, comme on dit. Ma mère et moi, on s’appelle très souvent, bien plus que lorsque je vivais sous son toit. Comme si, paradoxalement, vivre séparées nous avait rapprochées. Aujourd’hui, comme souvent, je l’appelle, elle décroche et me raconte sa journée, puis celle de la veille. Je reste silencieuse, et elle ne semble pas remarquer que quelque chose ne va pas. Quand vient mon tour de prendre la parole, je peine à sortir une phrase sans laisser deviner mon chagrin. Instantanément, ma mère se referme : « Ah non, tu ne vas pas te mettre à pleurer. Je te préviens, si tu pleures, je raccroche ». Alors je ravale tant bien que mal ma tristesse et lui dis que tout va bien, que ce n’est qu’un coup de mou, même si ces coups de mou se répètent beaucoup, ces temps-ci.

« Tu es plus forte que ça. »

Face à ces mots, je suis démunie, et ma mère le sait bien. Fille aînée d’une fille aînée, enfant d’une mère immigrée célibataire, foyer violent, père absent. Je cochais toutes les cases.

« Tu ne dois pas dépendre des autres, tu n’as besoin de personne » ; « Tu dois être indépendante » m’a-t-on toujours répété.

Au fil du temps, ces mots m’ont construite et définie, à tel point que ces adjectifs sont fréquemment cités par mes proches quand il est question de me décrire : « Camila, tu es forte, », « Camila, tu es la plus forte. »

Mais quel est l’héritage qui se cache derrière cette armure et cette force ? Mes moments de détresse m’ont poussée à me questionner : Pourquoi l’expression de notre tristesse est-elle tant rejetée ? Je préfère prévenir ici, mais je n’ai aucune réponse exacte. Ma famille est nombreuse. Ils sont arrivés du Maroc bien avant ma naissance. Originaires de Tilouine, un petit village agricole niché dans les montagnes du Haut Atlas. Là-bas, entre les oliviers et les sentiers de pierre, on trouve des maisons qui racontent des histoires de labeur et de courage, une terre où mes racines plongent profondément. Les membres de ma famille ont quitté leur ferme, sont passés des vallées silencieuses aux rues froides de la banlieue parisienne, il a donc fallu s’acclimater. Les problèmes des uns et des autres étaient donc souvent relégués bien au-delà du second plan. J’ai vu ma mère en difficulté, mais seulement par éclairs, en bref instants. Elle ravalait très rapidement sa peine, sa tristesse ou même ses doutes pour aider ses parents, ses frères et sœurs, et surtout nous, ses enfants. Pas le temps d’être triste.

Le danger de cette logique, c’est d’observer toute la tristesse et la détresse d’une personne qui manque de moyens de la communiquer, se convertir en frustration et en rage. Dans mon foyer, c’est comme ça qu’on fait : on ne va pas chez le psy, mais on crie, on hurle, on s’exprime par la colère ou on se tait. Mon frère, lui, ne parle pas et moi, j’explose, comme ma mère. Je crois que j’ai appris à exprimer ma peine comme elle. Comme si force et colère étaient synonymes et que pour faire valider ma solidité, je ne pouvais exprimer ma peine que par cette émotion.

Le sujet du psy aussi a toujours été tabou et évoluer dans un environnement où certaines émotions étaient rejetées, parfois sous couvert de pudeur, n’a pas été facile à porter. Dans les foyers où le voyage a laissé des traces, là où l’on parle parfois plusieurs langues mais où l’on tait la même douleur, la tristesse s’invite souvent comme une ombre silencieuse.

Les mères, les pères, les grands frères et les grandes sœurs deviennent des piliers solides, des ancrages, refusant de fléchir devant les plus jeunes. « Nous sommes forts, » disent les regards, même lorsque les cœurs vacillent sous le poids de la fatigue, du déracinement et des espoirs refoulés. Ici, pleurer devient presque un luxe, un geste que l’on n’ose s’autoriser de peur que le barrage ne cède. C’est souvent de cette manière que je l’ai perçue. Si j’avais le malheur d’exprimer une once de détresse, c’était fini. Je risquais d’en révéler trop sur ce que je porte en moi, de montrer une faille dans la cuirasse forgée par des années de résistance. Dans ma famille, on a toujours été hermétique à la tristesse et si tu en témoignes, tu pourras presque lire un peu de déception dans nos yeux : « Tu dois t’endurcir, sinon tu ne vas jamais y arriver », c’est ce qu’on me disait ; parfois je sentais jusqu’à mon identité complète qui était remise en doute, moi qui ne m’étais construite que comme un pilier pour les miens.

Parfois, on cherche les mots pour dire qu’on est fatigué, qu’on est brisé, mais les mots se dérobent. Les premiers arrivés ont construit des murs de silence autour de leurs blessures. Ma mère fut la première et moi, son enfant, j’y ajoute des briques, élevée dans cette forteresse où l’on apprend à ne pas faiblir et à marcher droit, coûte que coûte.

La tristesse se terre dans les replis d’une langue que l’on maîtrise mal ou d’un silence que l’on manie trop bien. Une arme de plus pour ma mère : l’arabe. Il n’y a que dans cette langue qu’elle s’autorise à exprimer ses soucis devant nous, justement parce qu’on ne la comprend pas.

À force de silence, on finit par se perdre dans le langage des non-dits. La tristesse, quand elle n’a pas de voix, se fige dans les corps, dans les gestes, dans les regards lourds qui disent sans dire. Elle voyage de mère en fille, de père en fils, glissant entre les générations comme une mémoire silencieuse qu’on se passe de mains en mains. De ma mère, je n’ai pas hérité de sa langue mais de sa douleur. Pour tout dire, j’ai même peur de la transmettre à mon tour. Comment briser un cycle et arrêter de répéter certains schémas ? Ces questions me pèsent souvent.

Bien qu’on les ait toujours ignorés, ils existent, ces moments fragiles où cette muraille de silence se fissure. Lors d’une conversation à voix basse dans notre cuisine, un soir de fatigue, quand je lui demande : « Qu’est-ce que tu ressens ? Comment c’était, là-bas ? Et Ba et Ma (mes grands-parents) leur en veux-tu pour cette enfance pudique et parfois brutale ? » Alors, les visages se dérobent, les regards se baissent, mais parfois les mots jaillissent. On parle de la violence, de l’amour, de la terre quittée, des tabous, des rues de l’enfance, des adieux silencieux et des blessures. Les récits de ma mère portent un goût salé, une mélancolie qu’on cache comme on cacherait une cicatrice mal refermée. Ils sont durs à entendre même pour moi. Peut-être dois-je réellement m’endurcir si je frissonne devant.

Aujourd’hui, j’en fais le constat, ce silence a laissé des traces chez nous. Mon frère ne parle pas, il ne témoigne plus l’amour non plus. Ma mère est physiquement éprouvée et moi, je fuis la douleur et repousse l’idée de me montrer vulnérable devant mes proches.

Alors, entre vous et moi, parlons de ce qui se tait trop souvent, de cette tristesse qui mérite d’être vue, reconnue, honorée. Cette tristesse des familles immigrées, des familles nombreuses, des familles où la lutte est quotidienne. Elle est là, indéniablement, comme une rivière souterraine. Peut-être que l’acte de résistance, aujourd’hui, c’est d’oser la faire remonter à la surface, de la regarder en face, de lui donner un nom. C’est un long chemin, et je suis encore figée sur la ligne de départ. Le processus est long, mais j’espère si fort m’émanciper de cette pudeur qui nous ligote.

Car c’est en exprimant ces fêlures, en partageant ce qui fait mal, qu’on trouve la force de résister autrement. Ensemble, et pour les générations qui suivent, peut-être pourrions-nous offrir un espace où la tristesse n’est pas un secret, mais une partie intégrante de notre histoire, de notre humanité partagée.

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