CHRONIQUE

MADA, MORA MORA

Ce que j’ai appris de mes grands-parents en allant à Mada

Crédit photo :  Marie Zafimehy 

I 26.03.24 I Marie Zafimehy

Je vous écris de cette période de l’année où d’ordinaire je sombre. Sans que je sache pourquoi, les mois de septembre et octobre ont toujours été les plus difficiles de mes années. Jusqu’à ce que je penche sérieusement dessus, il y a deux ans. J’ai réalisé que cette période où mon corps et mon esprit se laissent aller à un parcours anxieux qui me clouent au lit, me crispent et me provoquent des crises de larmes, correspondaient à l’écart entre deux dates importantes : le 23 septembre et le 26 octobre.

Le 23 septembre, date de la mort de mon grand-père malgache, Papabe.

Le 26 octobre, date de son anniversaire.

Je vous écris en plein dans cette période et, pourtant, cette année : je vais bien. J’aime à croire que ce n’est pas dû à mes cures de magnésium et de vitamine D, ou de mes séances de sport régulières. Je veux croire que c’est grâce à mon été, que cet automne, je peux écrire ces lignes avec sérénité.

Comme vous suivez mes chroniques depuis début 2024, vous savez que cet été je suis allée à Madagascar. À Antsirabe où vit ma grand-mère six mois de l’année, j’ai visité la tombe de Papabe. J’ai pleuré. Beaucoup. Je me suis demandé s’il était fier. S’il pouvait entendre mes pensées. Je crois que j’aurais voulu rester plus longtemps, lui parler. Comme on voit dans les films. M’asseoir par terre et lui raconter ma vie. J’ai manqué de temps, mais les jours d’après ont tout rattrapé. Au fur et à mesure des routes cabossées, j’ai remonté le fil de sa vie.

Les pilotis de Vatanio

Papabe est né à Vatanio, un petit village aux maisons de bois sur les rives de la rivière Sandrananta non loin du delta où l’eau douce rejoint l’océan. Pour y aller, nous avons fait 13 heures de route d’Antsirabe à Manakara, puis 2 heures jusqu’à Vohipeno sur la côte est. Une fois arrivée à cette dernière ville, il nous a fallu prendre pendant 30 minutes la pirogue, seul moyen de locomotion pour atteindre Vatanio.

Crédit photo: Ismaël El Hajri 

Une fois débarqué-es de notre grande pirogue (de luxe, elle avait un moteur), nous avons découvert un autre monde. J’essaie de mettre de côté mes préjugés d’occidentale, mais c’est compliqué. Pas d’eau courante, l’électricité via les quelques panneaux photovoltaïques, des maisons en bois sur pilotis, une grande pièce chacune. 

Les habitant-es de Vatanio nous regardaient avec fascination pendant que nous foulions le sol poussiéreux de nos chaussures Salomon, lunettes de soleil sur le nez, sac à dos bien attaché. Nous avons retrouvé la maison de notre famille.

Là-bas vit encore S., fille d’un frère de mon grand-père. Une cousine de mon père. Germaine. Elle vit là, travaille le tissage, vend des paniers. Dans ce village accessible uniquement par pirogue, à 10.000km de chez moi. Pendant qu’elle nous racontait sa vie, entourée de ses filles, les enfants du village s’entassaient aux ouvertures de la maison pour nous voir, nous les vazaha – les étrangers. C’est étrange de se sentir appartenir tout en étant certaine de ne pas « venir d’ici ».

Mon grand-père est né dans ce village. Il a fait ses études à Antananarivo, où il a rencontré ma grand-mère. Ils ont ensemble décidé d’émigrer en France. Et je ne peux m’empêcher de penser à la probabilité que j’existe. Enfant de leur enfant, lui-même fruit de ce petit garçon Antaimoro* né dans la poussière des rives de Sandrananta, et d’une petite fille Merina*, née près de la côte ouest, puis amenée sur les Hauts Plateaux.

La terre rouge des Hauts Plateaux

Ma grand-mère nous a aussi parlé de sa vie. De Tana, elle nous a amené-es à Anjomakely. Des kilomètres de pistes en Tatabus, ces vieux bolides métalliques qui secouent au rythme des cratères dans la chaussée. 

Là-haut, sur les collines du centre de l’île, s’étendent des rizières à pertes de vues surplombées par quelques maisons en terre rouge – la fameuse. Là aussi, une pièce. Un toit en chaux. Pas d’eau courante, quelques panneaux photovoltaïques. C’est là que ma grand-mère, élevée à la ville par son grand-oncle et sa grande-tante, passait ses étés. Elle y retrouvait sa propre mère restée travailler les champs à la campagne. Nous sommes allé-es nous recueillir sur sa tombe, j’ai senti la douleur et la fierté de nous présenter dans les sanglots de Mamabe.

Crédit photo:  Marie Zafimehy 

Soixante ans plus tard, Mamabe débarque encore à Anjomakely comme une star. Ses cousin-es sont ravi-es de la voir, tout le monde rit et s’embrasse, parlent des un-es et autres, du temps qui passe. Comme si les kilomètres de terre et de mer n’existaient pas, oubliant les différences de modes de vie et de culture. Ils et elles nous ont offert le déjeuner : du riz et du poulet « bicyclette » – il court, il n’a pas de graisse. Nous avons bu du rhum et un café. Je suis repartie avec du riz de là-bas, même dans mon rice cooker parisien, il a le goût de Mada. 

Trouver mon propre sens

 

Je vous écris deux mois plus tard et : je vais bien.

Petit à petit je reconstitue le puzzle de mon arbre. Il faut poser des questions. Certaines dérangent. Parfois, j’accède à des réponses que personne n’a jamais eues. Il aura fallu deux générations pour que les langues se délient. Je regarde mon père sonné, ma mère rationnaliser. Quel sens peut-on donner à ces parcours atypiques, à ces déracinements, à ces vies d’exil ?

Je n’aurai jamais de réponse claire à cette question, seule une coïncidence a attiré mon attention. Le père de Papabe était professeur dans un village voisin de Vatanio, l’homme qui a élevé ma grand-mère enseignait aussi. Je crois que ces deux figures ont cru à l’épanouissement par l’apprentissage, la culture et la connaissance. Je crois qu’ils ont poussé mes grands-parents à penser plus loin que les frontières de leurs villages et de leur île. Qu’ils ont cru en eux, voire rêvé pour eux. Quand je pense à cette lignée, j’aime croire que ce sont des valeurs que le moment voulu, à mon tour, je transmettrai. 

*Ce sont les noms de deux des 18 ethnies malgaches, j’en parlerai dans le prochain épisode de ma chronique

Marie est journaliste et autrice du livre ‘Le Genre expliqué à celles et ceux qui sont perdu-es’ (Buchet/Chastel, 2021). Titulaire d’un master en études du genre et diplômée de Sciences Po, elle traite l’actualité avec un regard féministe au prisme de l’intersectionnalité. Au cours de son parcours professionnel, elle a travaillé au sein des rédactions de l’AFP et Le Parisien. Elle coordonne et présente aujourd’hui le podcast ‘Les Voix du crime’ sur RTL

Marie Zafimehy