décoloniser nos assiettes : repenser l’alimentation non animale

I 20.04.25 I HANNA CHMOURRANE

Entre discussion et témoignage, cet article cherche à reconstruire les narratifs autour de l’alimentation non animale, pensés par et pour les personnes racisées, longtemps marginalisées au sein des mouvements écologistes.

Dans cette démarche, j’ai eu l’honneur d’échanger avec Alie Suvélor, cheffe cuisinière végane. Ensemble, nous ouvrons des pistes de réflexion pour repenser notre rapport à l’alimentation, et affirmer que nos assiettes ne sont jamais neutres : elles portent les traces de nos histoires, de nos luttes, et de nos positions sociales et politiques.

Entre discussion et témoignage, cet article cherche à reconstruire les narratifs autour de l’alimentation non animale, pensés par et pour les personnes racisées, longtemps marginalisées au sein des mouvements écologistes.

Dans cette démarche, j’ai eu l’honneur d’échanger avec Alie Suvélor, cheffe cuisinière végane. Ensemble, nous ouvrons des pistes de réflexion pour repenser notre rapport à l’alimentation, et affirmer que nos assiettes ne sont jamais neutres : elles portent les traces de nos histoires, de nos luttes, et de nos positions sociales et politiques.

Une première expérience : mon témoignage

Moi, c’est Hanna. Je suis franco-marocaine et ça fait plusieurs années que j’ai arrêté de manger de la viande. Quand j’ai pris ce choix, je ne m’attendais pas à devoir me justifier en permanence. Et pourtant, des années plus tard, on continue à me poser la même question : « Mais pourquoi tu ne manges pas de viande ? »

La première année où j’ai fait le choix de ne plus manger de viande, je m’étais préparée à devoir expliquer à quiconque l’apprenait, pourquoi j’avais pris cette drôle de décision. En quelque sorte, ça me plaisait de partager tout le savoir que j’avais pu acquérir au fil de mes lectures, de sensibiliser mes proches à la surconsommation, à l’élevage intensif et à la crise climatique. Je m’étais même surprise à apprendre par cœur quelques statistiques impressionnantes pour légitimer mes propos et paraître plus crédible auprès de mon entourage.

Malgré cela, j’avais oublié un point important : un cliché.

Dans l’imaginaire collectif, ne pas manger de viande ( ou de produits d’origine animale) c’est un “ truc de blanc”, une sorte de tendance occidentale où l’écologisme et l’anti-spécisme se présenteraient finalement comme le problème de ceux qui n’ont pas assez de problèmes. C’était un comportement que je ne pouvais pas me permettre, au risque de trahir ma culture, de renoncer à la gastronomie de mon pays d’origine et de fermer la porte à une partie de mon identité.

Ainsi, j’ai reçu une première réaction marquante : « T’es arabe et végétarienne, vraiment ? »

Ce qui m’a paralysée, ce n’est pas tant le supposé raciste derrière la question, que mon incapacité à y répondre. Je n’avais pas pris conscience du lien fort qui existait entre racialité et alimentation.
Je n’avais pas pris conscience du fait que, parce que j’étais une personne racisée, on s’attendait à ce que je mange d’une certaine façon. Je n’avais pas pris conscience que ne plus manger de viande était perçu comme une négation de mon identité, comme si c’était vouloir devenir blanche. Comme si, par mon assiette, j’avais enfin accès à tous les privilèges qui allaient avec la blanchité.

À travers cet article, c’est ce sentiment que j’aimerais explorer. Laisser place à la contrariété supposée pour enfin se réapproprier les discours liés à l’alimentation en tant que personne racisée.

Pour ce faire, j’ai eu la chance d’échanger avec Alie Suvélor aussi connue sous le pseudo @HealthyAlie. Créatrice de contenu sur les réseaux sociaux et son blog, cheffe cuisinière et auteure de plusieurs livres de recettes véganes, elle a su, en partageant son savoir et son expérience, diffuser un discours alternatif.

L’entretien qui suit, je l’espère, apportera des pistes de réflexion à cell.eux qui, comme moi, remettent en question le lien entre identité et alimentation.

Rencontre avec Alie Suvélor

Crédit photo : HealthyAlie

 » Le véganisme est une forme d’opposition au système capitaliste, qui encourage la surconsommation, l’exploitation animale et la destruction de l’environnement. En choisissant de ne plus consommer de produits issus de l’exploitation animale, je remets en question ce système. »

Alie Suvélor, Cheffe cuisinière

Hanna : Qu’est-ce qui t’a poussée à partager tes connaissances et ton savoir-faire culinaire sur les réseaux sociaux ?

Alie Suvélor :  Pendant le confinement, l’isolement a été une période propice à la réflexion. Mes amis, qui connaissaient ma passion pour la cuisine et mes expérimentations culinaires, m’ont vivement encouragée à partager mon savoir-faire avec un public plus large. J’ai donc décidé de me lancer et de créer un blog, puis d’étendre ma présence sur les réseaux sociaux.

J’ai toujours été une cuisinière autodidacte, développant mes compétences en observant ma mère en cuisine dès mon plus jeune âge. Cette passion transmise s’est ensuite transformée en un véritable hobby, qui m’a amenée à suivre des formations culinaires pour approfondir mes connaissances et techniques. J’ai ainsi obtenu un diplôme en pâtisserie végétale, qui m’a permis d’explorer de nouvelles saveurs et textures. J’ai également eu l’opportunité de me former au Japon, en Corée et en Thaïlande, découvrant ainsi des traditions culinaires ancestrales et des ingrédients méconnus.

Au départ, il s’agissait d’un simple plaisir personnel, une façon d’exprimer ma créativité et de me faire plaisir en cuisinant pour mes proches. Je n’avais aucune intention de faire de ma passion un métier ni de publier des livres ! Cependant, les compétences acquises lors de mes formations, ainsi que les encouragements de mes proches, m’ont été d’une grande utilité lorsque j’ai décidé de créer mon blog et mes réseaux sociaux.

Hanna : As-tu observé une évolution dans la façon dont le véganisme est perçu et dans la représentation des personnes racisées au sein de ce mouvement grâce à internet et aux réseaux sociaux ?

Alie Suvélor : Au cours de ces dernières années, j’ai pu constater une évolution significative dans la perception du véganisme. Il est de plus en plus accepté, même si de nombreux détracteurs persistent, notamment en France. Je pense que cette évolution est en partie due à la nouvelle génération, plus sensibilisée aux questions éthiques et environnementales. Les jeunes sont plus ouverts à de nouveaux modes de consommation et sont plus enclins à remettre en question les idées reçues, même les leurs.

Cependant, malgré cette évolution positive, je déplore une sous-représentation des personnes racisées au sein du mouvement vegan. Cette situation est paradoxale, car le concept (avant le terme) de véganisme existait dans les cultures minoritaires bien avant sa popularisation en Occident. Il est important de rappeler que des pratiques alimentaires végétariennes ou véganes étaient déjà présentes dans certaines communautés d’Asie, d’Afrique et des Caraïbes.

Je trouve cette sous-représentation regrettable, et je pense qu’elle est due à des biais racistes et des préjugés inconscients. Trop souvent, ce sont des personnes non racisées qui sont mises en avant. D’ailleurs, ironiquement, ce sont souvent des recettes asiatiques ou africaines qui sont reprises, le plus souvent les recettes indiennes, et c’est assez paradoxal de se dire qu’il y a beaucoup de racisme dans le milieu végan mais que nos cultures sont utilisées et se voient appropriées. On prend nos recettes, on les adapte parfois sans même comprendre leur histoire et leur signification culturelle, et on les présente comme des nouveautés ou des découvertes. C’est une forme d’invisibilisation et de dévalorisation de notre héritage culinaire.

 » Je pense qu’il est essentiel de rappeler que le véganisme est avant tout une question de justice et de respect. Il ne s’agit pas seulement de ne pas manger d’animaux, mais de remettre en question toutes les formes de domination et d’exploitation. Si on ne prend pas en compte les autres luttes politiques, on passe à côté de l’essence même du véganisme. « 

Hanna : As-tu ressenti des freins ou des préjugés en raison de ton identité et de ton approche culinaire ?

Alie Suvélor : Oui, j’ai été confrontée à des freins et des préjugés en raison de mon identité et de mon approche culinaire. Il existe un préjugé tenace et infondé selon lequel on ne peut pas être antillais et/ou noir et être végan ou végétarien. On m’a souvent dit que « noir et végan, ça ne va pas ensemble », que « la viande fait partie de ma culture » ou pire : que « le véganisme, c’est un truc de blanc ».

Ces remarques témoignent d’une méconnaissance de l’histoire et des traditions culinaires des communautés noires. Il est important de rappeler que l’Afrique est la deuxième région du monde avec le plus de végétariens et de végans, et que 8% des noirs américains sont végétaliens, contre seulement 3% de l’ensemble de la population. De plus, les traditions végétariennes et/ou véganes sont observées dans la communauté noire depuis la période précoloniale.

Les Kikuyu, par exemple, étaient avant tout végétariens : ils se nourrissaient de sorgho et d’autres millets, de patates, de bananes, de haricots et de sésame. Malgré l’intérêt marqué à l’élevage, ils consommaient très peu de lait, n’utilisaient pas le beurre et le fromage, et ne mangeaient pas de viande lors de leurs repas ordinaires. Le gibier n’était pas apprécié; le poisson était frappé d’interdit; les œufs étaient généralement exclus de leur alimentation.

Les Rastafari, mouvement spirituel et culturel né en Jamaïque dans les années 1930, prônent un mode de vie « Ital », qui inclut une alimentation végétalienne ou végétarienne, en accord avec leur philosophie de retour à la nature et de pureté.

De nombreuses nations autochtones avaient une alimentation principalement basée sur les plantes, avec une consommation de viande limitée à certaines occasions ou cérémonies.

Je suis convaincue que si c’était mon identité européenne/juive que je mettais en avant, je rencontrerais moins de préjugés.

Crédit photo : HealthyAlie

Hanna : Le véganisme que tu partages est-il ancré dans une tradition culturelle ou religieuse antillaise ?

Alie Suvélor : Oui, absolument. Le véganisme que je partage est profondément ancré dans mon histoire personnelle et dans les traditions culturelles et spirituelles antillaises.

Mon héritage familial a joué un rôle essentiel dans mon approche du véganisme. Je suis née dans une famille où le végétarisme était déjà présent. Ma mère est végétarienne, et j’ai été élevée dans ce « mindset », même si j’ai consommé de la viande à l’âge adulte. Cette éducation a façonné ma sensibilité à la cause animale et à l’importance d’une alimentation respectueuse du vivant.

Mes origines autochtones, en tant que partiellement descendante de Kalinagos (autochtones des Caraïbes), sont également une source d’inspiration. Avant la colonisation, de nombreux Kalina avaient une alimentation principalement basée sur les plantes. Ils cultivaient des fruits, des légumes, des tubercules et des céréales, et leur consommation de viande était limitée. Aujourd’hui, les Kalinagos qui sont encore présents, notamment en Dominique, continuent de perpétuer certaines de ces traditions culinaires ancestrales. Leur alimentation est souvent riche en produits végétaux locaux et de saison, et ils accordent une grande importance au respect de la nature et des animaux.

Aujourd’hui, le véganisme que je partage est profondément ancré dans une tradition culturelle et spirituelle antillaise. Il s’inspire du mode de vie Ital, lié au mouvement rastafari en Jamaïque. Bien que je ne sois pas rastafari au sens strict du terme, car je n’adhère pas à tout du mouvement (notamment certaines choses très patriarcales), je suis très inspirée par la spiritualité qui l’entoure, la symbiose avec la nature et le concept de retour aux sources. Pendant mon enfance, de nombreuses personnes de ma famille et de mon entourage suivaient ce mode de vie, et j’ai été éduquée dans un environnement qui y était très proche. Cette influence a été déterminante dans mon approche du véganisme, qui est bien plus qu’un simple régime alimentaire pour moi : c’est une véritable philosophie de vie, enracinée dans mon identité et mon histoire personnelle.

Hanna  : Quelles sont les spécificités du véganisme antillais par rapport au véganisme occidental dominant ?

Alie Suvélor : Pour répondre à cette question, je préfère parler d’afroveganisme plutôt que de véganisme antillais, car cette appellation englobe une réalité plus large. L’afroveganisme est un mouvement qui transcende les frontières et qui s’étend à toutes les communautés afro-descendantes, qu’elles soient caribéennes, africaines ou issues de la diaspora.

L’afroveganisme se distingue du véganisme occidental dominant par une dimension identitaire et politique plus forte. Il est avant tout un mouvement de retour aux sources, de réappropriation des traditions culinaires ancestrales et de décolonisation des esprits. Il s’agit de se détacher de l’influence coloniale qui a imposé un modèle alimentaire occidental, souvent basé sur la consommation de viande et de produits transformés.

Il est crucial de rappeler que la surconsommation de viande, et particulièrement de certains types de viande, a une histoire complexe et douloureuse dans nos communautés. Pendant la période de l’esclavage, les colons ont forcé les Africains déportés aux Antilles à consommer des abats et du porc, des aliments qu’ils ne consommaient pas traditionnellement. Avant la colonisation, les populations autochtones des Caraïbes ne consommaient pas de gibier, car ce sont les colons qui ont introduit ces animaux. De même, en Afrique, la consommation de viande était différente.

L’afroveganisme est donc une démarche engagée, qui vise à renouer avec un mode de vie plus sain, plus respectueux de l’environnement et des animaux, et qui valorise les produits locaux et de saison, qui est motivé par les mêmes causes que le véganisme occidental (la cause animale, l’environnement, la santé), mais auxquelles on ajoute une dimension personnelle et culturelle essentielle.

Hanna : Peux-tu nous partager un plat (ou autre) qui a une valeur particulière pour toi, soit parce qu’elle évoque un souvenir, soit parce qu’elle incarne un attachement à ton identité ?

Alie Suvélor : Le colombo de soja présent dans mon livre « Cuisines vegan des Caraïbes » a une valeur particulière pour moi. Il représente la diversité de la culture antillaise, avec ses influences indiennes, africaines et européennes. C’est un plat traditionnel qui se mange avec les mains, symbole de partage et de convivialité.

Ce plat évoque également des souvenirs d’enfance, notamment les cérémonies indiennes de mes voisins en Guadeloupe, où nous mangions souvent un colombo végétarien (à base de légumes et de pois chiches, et non de soja à l’époque) servi avec du dahl. Le colombo est donc pour moi un plat chargé d’histoire et d’émotions, qui incarne mon attachement à mon identité antillaise et à mes racines culturelles.

Crédit photo : HealthyAlie

Au fil de mes recherches, une chose m’a particulièrement frappé. Se réapproprier les espaces, les rendre plus inclusifs et réellement représentatifs passe par un acte fondamental : prendre de la place et en créer de nouvelles.

L’alimentation, pourtant au cœur de nos quotidiens, reste encore trop souvent dépolitisée, réduite à une simple affaire de goûts ou de santé. Or, elle est aussi un terrain de lutte, un levier de transformation sociale.

Pour conclure cet article, je souhaite vous inviter à soutenir cell.eux qui ouvrent la voie, qui bousculent les normes et font évoluer les récits et les recettes. Des personnes comme Alie Suvélor, sans qui le chemin vers une alimentation non animale, décoloniale et inclusive, serait bien plus difficile à tracer.

 

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