Ôde à la joie: notre joie dans l’espace public
I 26.11.24 I Melissa Dehili
Parfois nous pouvons avoir tendance à l’oublier mais l’espace public est aussi politique. Notre présence dans les rues, dans les cafés, les transports ou encore les lieux de loisirs est politique. Par moment, une violence symbolique s’impose à nous afin de nous faire comprendre que tel endroit n’est pas “fait” pour nous. Alors qui est le “nous” ? En sciences humaines et sociales, pendant longtemps c’était une question de classe. Mais petit à petit nous avons compris que la classe ne suffit pas à expliquer la société. Les rapports de genre, de race, le validisme etc ont pu être pris en compte. Dans cet article nous aborderons la joie des personnes racisées, plus précisément son expression dans les espaces publics. Avez-vous déjà eu des regards insistants lorsque vous riez trop fort ? Ou encore entendu des remarques du genre “ils nous foutent la honte” lorsque des jeunes personnes racisées jouent et rient dans la rue ou dans tout autre espace public ? La question que l’on peut se poser est: pourquoi des expressions de joie peuvent être stigmatisées ?
Parfois nous pouvons avoir tendance à l’oublier mais l’espace public est aussi politique. Notre présence dans les rues, dans les cafés, les transports ou encore les lieux de loisirs est politique. Par moment, une violence symbolique s’impose à nous afin de nous faire comprendre que tel endroit n’est pas “fait” pour nous. Alors qui est le “nous” ? En sciences humaines et sociales, pendant longtemps c’était une question de classe. Mais petit à petit nous avons compris que la classe ne suffit pas à expliquer la société. Les rapports de genre, de race, le validisme etc ont pu être pris en compte. Dans cet article nous aborderons la joie des personnes racisées, plus précisément son expression dans les espaces publics. Avez-vous déjà eu des regards insistants lorsque vous riez trop fort ? Ou encore entendu des remarques du genre “ils nous foutent la honte” lorsque des jeunes personnes racisées jouent et rient dans la rue ou dans tout autre espace public ? La question que l’on peut se poser est: pourquoi des expressions de joie peuvent être stigmatisées ?
L’expression de la joie en public: la visibilité d’une humanité
Crédit photo: Pierre Herman
Rencontres sportives, événements culturels, mariages ou parfois manifestations sociales sont des événements ponctuels qui peuvent nous apporter beaucoup de joie: une joie collective. À côté, il peut y avoir des moments de la vie quotidienne: un groupe de lycéens dans les transports qui rient aux éclats se remémorant une histoire drôle ou un groupe de jeunes adultes sur la terrasse d’un café se racontant des anecdote. En tant qu’enfants racisés on nous a toujours appris à être discrets, à ne pas se faire remarquer… Il se peut donc que des choses qui peuvent paraître anodines soulèvent parfois des questionnements ou une réserve, comme le fait d’exprimer sa joie dans l’espace public ou discuter entre amis sur une terrasse. Dans ces moments-là nous sommes dans une sorte de bulle dans laquelle il n’y a que nous, mais il peut y avoir des personnes qui n’apprécient pas ces moments de joie surtout lorsque ce sont des personnes racisées. Aux État-Unis on les appelle les “Karen”. Si vous êtes adeptes des réseaux sociaux, vous devez surement connaitre cette expression. Ce terme trouve son origine dans le “black twitter”. Ce sont des femmes blanches d’âge mûr, de la classe moyenne, en colère, odieuses et surtout… racistes. « Karen » intervient dans la vie quotidienne lors d’un pique nique dans un parc lorsqu’une personne écoutera de la musique un peu trop forte à son goût ou si vous riez trop fort au restaurant. Afin d’illustrer cela sur le ton de l’humour une jeune femme lancera une vidéo, reprise des milliers de fois, en disant: “when you’re black, you never really lonely because there will always be a white person all up in your business.” (quand tu es noir.e, tu n’es jamais vraiment seul.e, parce qu’il y aura toujours une personne blanche pour se mêler de tes affaires). S’en suivra une série de vidéos dans lesquelles de jeunes personnes noires se filment durant un événement ou tout simplement durant un moment de vie et en fond nous pouvons voir des regards désapprobateurs. Ce type d’interaction peut s’appliquer à toutes personnes racisées car cela reste un des outils de la domination.
Outre ce meme de la “Karen” sur la toile, nous pouvons constater les commentaires racistes sur les réseaux sociaux lorsque des personnes racisées expriment leur joie collectivement dans le cadre d’une compétition sportive, un événement culturel ou encore un mariage. Bien souvent lors de rassemblements, sur les réseaux sociaux ces images sont accompagnées de commentaires racistes: grand remplacement, danger, insécurité, ensauvagement. Des termes que l’on retrouve souvent pour désigner les personnes noires, nord-africaines, arabes… Une violence raciste que l’on retrouve également dans la sphère médiatique et politique mais aussi dans la rue avec une répression policière forte. Dans l’espace public nous ne sommes pas tous égaux.
Il y a une sorte de déshumanisation qui se met en place, comme si toutes expressions de joie n’étaient pas légitimes ou étaient dangereuses. Cette humanité nous est aussi enlevée à travers l’absence d’individualité. C’est à dire que nous ne sommes plus des personnes uniques mais nous représentons notre groupe. Vous avez sûrement entendu les phrases suivantes:
“Ils nous font honte”, “ils nous font remarquer”, “toujours les mêmes”, « ils donnent une mauvaise image des [insérer une origine ou autre] ».
Si nous rions ou parlons trop fort, si nous sautons de joie, si nous nous retrouvons pour un événement… notre présence ne doit pas être vue. Nous sommes responsables de toute notre communauté. Le racisme produit une dépossession de nos corps comme pouvait l’écrire Frantz FANON. Nous avons développé une “double conscience” au sens où l’entend de W.E.B DUBOIS. C’est à dire, une tendance à se définir et se voir aussi au travers du regard dominant blanc. Voici les mots l’intellectuel:
C’est une sensation bizarre, cette double conscience, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle avec un amusement teinté de pitié méprisante.
Parfois cela provoque une sorte de censure, nous devons être vigilant•e•s à notre rapport à l’espace, notre manière de s’exprimer, le ton que l’on adopte, notre tenue vestimentaire, notre rire, notre manière de manger. Dans quel but ? Peut-être par peur de confirmer des clichés sur notre communauté ou de vouloir donner une bonne image pour ne pas subir de violence. Il faudrait s’invibiliser. Exprimer sa joie en public est un moyen d’exprimer aussi son humanité, une humanité que nous devons sans cesse prouver: une humanité sous condition.
Concept de la “black Joy”: la joie, un acte de résistance
Crédit photo: Autumn Goodman
La black joy ce concept qui apparaît aux États-Unis, s’inscrit dans un mouvement activiste qui politise la joie. Être publiquement heureux•se et joyeux•se peut être considéré comme un acte de résistance pour les noir•e•s, remettant ainsi en question le statu quo. L’objectif aussi de la “black Joy” est de se réapproprier fièrement la culture noire et la valoriser en sortant des clous institutionnels. Montrer aussi la joie noire est important pour montrer l’humanité et plus uniquement les traumatismes et la violence (même s’il reste important d’en parler puisque cette histoire laisse encore les conséquences aujourd’hui). Ce concept trouve sa source et son développement au sein de la communauté noire aux Etats-Unis et peut inspirer plus largement les personnes racisées.
La joie comme acte de résistance. Voici une idée intéressante, cela peut passer par la culture avec des événements autour de la danse, l’art, la cuisine afin de réunir les personnes autour d’une même culture et la célébrer. La joie s’exprime en hurlant, la joie n’est pas invisible, la joie est bruyante, la joie dérange quand elle n’est pas considérée comme légitime. Notre joie n’est pas légitime car notre humanité ne l’est pas. Notre image ne nous appartient pas, elle appartient à ses médias qui veulent nous faire parler, nous réinviter pour coller à leur ligne éditoriale. Notre joie, nos forces, notre résilience deviennent insupportables car elles ne collent plus à cette image construite.
Notre humanité est décrite parfois, sous des traits paternalistes, “ces jeunes de banlieues aident les personnes âgées à faire leur courses”, “un élan de solidarité pour aider un père de famille”. Nous pouvons voir cela dans les films et séries avec un discours faussement bienveillant: regardez ce sont des êtres comme nous, ils font aussi preuve d’empathie et d’humanité. La créatrice de contenu Safya Fierce a pu en faire une vidéo à peine parodique. D’ailleurs nous retrouvons cela en sciences sociales lorsque nous travaillons sur des populations discriminées: il peut avoir une tendance à les enfermer dans un statut de victime faisant des choix irrationnels au vu de leur situation. Or ce regard est un regard dominant qui se pose sur eux: un scientifique qui observe des rats de laboratoire. Aujourd’hui les chercheurs et chercheuses se questionnent sur leur propre position en voulant poser un regard entier sur les individus en prenant en compte la pluralité de leur être sans paternalisme, misérabilisme ou populisme.
Cette joie IRL (in the real life) ou virtuelle sera toujours remise en question parfois même avec violence. La joie définie comme un acte de résistance est un moyen de se réapproprier nos histoires, nos corps, notre culture… Mais aussi faire preuve de résilience. Parfois cette résilience est nécessaire pour avancer, cela ne veut pas dire que l’on abandonne nos luttes. C’est surtout une volonté de s’affranchir du regard dominant impérialiste. Cela peut prendre diverses formes: une exposition sur l’art noire, un atelier de danse traditionnelle, la valorisation de différentes cultures ou tout simplement être heureux•se sans se brimer. La joie permet de montrer une certaine agentivité, je choisis qui je veux être et je suis libre de l’exprimer publiquement.
C’est notamment pour cela que chez Bissai nous sommes toujours ravi•e•s de vous proposer le festival Bisso na Bissai pour parler de sujets importants mais aussi faire la fête en mettant en avant des artistes qui partagent notre lutte. La joie reste importante, nous pouvons parfois ressentir une certaine culpabilité lorsque l’on constate les injustices mais nous avons aussi le droit à la joie.
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