Dahomey de Mati Diop : continuum colonial et réappropriation d’un héritage

I 20.09.24 I PENDA FALL & SELENA DAHAJEE

Trésors et individus : des injonctions migratoires partagées

Le lien entre les trésors Dahoméens et des individus touchés de près ou de loin par une expérience migratoire se révèle central à travers une réflexion sur la migration. Cela nous invite à voir ces deux réalités sous un même prisme, celui du déracinement et de l’exil. Mati Diop aborde avec subtilité ce parallèle entre les trésors du Dahomè, arrachés à leur terre natale, et les individus eux-mêmes qui, pour diverses raisons, quittent leur lieu d’origine. La notion de déportation introduite par la réalisatrice est un terme lourd de sens. Elle souhaite le déneutraliser dans l’inconscient collectif, souvent corrélé à la Shoah. Mati Diop nous rappelle alors que la déportation est un phénomène universel, et qu’elle concerne autant les objets que les individus. Les objets, tout comme les personnes, portent en eux les marques visibles ou invisibles de ce déracinement.

Avant d’immigrer, on émigre. Ce processus de départ implique une rupture, symbolisée par les termes « déraciné·e·s » et « arraché·e·s » que l’on voit apparaître dans cette œuvre cinématographique. Cela fait donc écho à l’histoire de ces trésors pillés du Dahomè, qui, tout comme les personnes, étaient autrefois enracinés dans un espace culturel et géographique. Ces objets, bien qu’inanimés, avaient une histoire, une vie avant d’être déportés. Ils sont des symboles identitaires, des témoins du quotidien, des porteurs d’histoires et de vécus. 

La réception des objets témoigne aussi d’un regard extérieur curieux et scrutateur. Comme un·e émigré·e revenu de son périple, ces trésors sont examinés, observés, questionnés sur leur parcours : que sont-ils devenus ? Qu’ont-ils conservé de leur identité initiale ? Le trésor perçoit sa propre image à travers les Dahoméen·ne·s : « je me vois si nettement à travers vous ».

Cette aventure de retour à soi n’est pas sans rappeler celle de Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Un long plan est d’ailleurs effectué sur ce livre de l’écrivain sénégalais. Le héros de ce roman y incarne cette quête identitaire marquée par l’exil. Tout comme lui, les trésors et les individus cherchant à retourner à leurs racines s’engagent dans une démarche où l’identité semble se perdre en chemin, dans cet espace d’entre-deux. Le retour au pays n’est pas seulement un retour géographique, mais un cheminement vers soi-même. C’est une tentative de réconciliation avec une identité morcelée : « cette route vers moi-même » qu’évoquent les trésors dahoméens, induit le fait de retrouver sa place dans le tissu social et historique dont il a été arraché.

Le sensible au cœur du récit

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Crédit photo: extrait de DAHOMEY

Des œuvres réduites à des numéros : 26. Dépossédés de leurs caractéristiques, ces trésors s’effacent au profit de numéros à rapatrier. Une âme pillée, retrouvant ses caractéristiques et son histoire lors de l’état des lieux effectué au Dahomè. Entre les mains des dahoméen·ne·s, la manière de concevoir ces œuvres reprend vie. Malgré l’appréhension de leur retour, ces trésors renouent avec leur histoire et retrouvent leur place auprès des leurs. 

Ce retour est inscrit dans le sensible, sous la plume de l’écrivain Makenzy Orcel et des compositions de Wally Badarou. En fongbé ancien, ces trésors portent une voix puissante rendant compte de leur condition, en tant qu’objets déportés et exposés au sein d’un musée occidental. 

Un enfermement qui, lorsque le bourdonnement des visiteur·ice·s s’éclipse, laisse place à la noirceur de la nuit. La métaphore de la nuit symbolise l’oubli à la fois de l’histoire du Dahomè et de ses trésors qui ont été déportés et arrachés de leur terre natale. Les trésors sont laissés dans l’obscurité, relégués à une existence silencieuse. La phrase « nous sommes des milliers dans cette nuit » résume cette idée de pluralité dans l’oubli. Elle fait référence à tous ces objets, mais aussi aux individus et aux histoires multiples qui se trouvent dans une sorte de nuit collective, perdus dans les ténèbres de l’Histoire. 

Dans la vision de Mati Diop, la nuit n’est pas seulement synonyme de perte. Elle devient aussi un moment d’introspection et de calme, un espace où l’on peut se tourner vers soi, réfléchir et rêver. C’est souvent pendant la nuit que les trésors sont confrontés à leurs rêves, à leurs souvenirs enfouis et à leur désir de comprendre. Ces rêves traduisent à la fois la perte, l’oubli, mais aussi le potentiel d’un retour à la lumière, à une vérité qui attend d’être redécouverte. 

De plus, le retour au pays, souvent idéalisé, se confronte alors à une réalité plus complexe. Le pays natal devient un espace rêvé, où l’on espère retrouver ce qui a été perdu, mais où le retour peut aussi entraîner des désillusions. Cette oscillation entre ce que l’on reconnaît et ce que l’on ne reconnaît plus est inscrite dans les sens. Des sortes de réminiscences réactivent une mémoire sensorielle, comme les trésors nous le rappellent en évoquant « l’odeur de l’enfance ».

Art occidental et culture hégémonique

Selon le rapport sur « La restitution du patrimoine culturel Africain » , 90% des œuvres d’Afrique Subsaharienne sont exposées hors des territoires Subsahariens. Ce pillage, se retrouvant au sein de collections publiques et privées occidentales, dépouille les pays d’une partie de leur héritage culturel. Selon Mati Diop, le terme de « restitution » n’est pas approprié lorsqu’il est question de rapatriement. En effet, seuls les pays pillés sont en mesure d’effectuer cette restitution au travers de ces objets, via des actes symboliques (état des lieux, cérémonies, etc). 

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Crédit photo: extrait de DAHOMEY

Ces objets, faisant l’œuvre d’une fétichisation, ont été source d’inspiration pour divers artistes appartenant aux courants de l’art moderne (XIX-XXe siècle). Qualifié « d’art primitif », puis « d’art premier » par les occidentaux, cet art est exploité par ces acteurs culturels. Paris, décrite comme la « capitale des arts premiers » renferme diverses enchères pouvant s’élever à plusieurs millions d’euros. La notion même de collection renvoie à une appropriation financière et exponentielle d’objets. Bien que ces objets ne perdent jamais leur essence, le contexte d’exposition efface sa capacité à rendre compte de son héritage et le transmettre.

Cette exposition d’objets d’art à travers des lieux culturels symboliques, tel que le musée, ne reflète pas une réelle considération artistique pour ces œuvres et leurs histoires. En effet, une hiérarchie est bien installée entre l’art occidental et toutes autres formes d’art. En réalité, il est bien question d’exposer un pillage que de prendre en considération ces œuvres et les artistes/artisan·ne·s derrière celles-ci. Au sein des arguments allant à l’encontre du rapatriement de ces objets d’art, il est question des codes artistiques occidentaux non acquis par les pays d’Afrique Subsaharienne. Le manque de conscience quant à ces objets artistiques a notamment été évoqué. Ces objets seraient donc perçus comme artistiques de par le regard occidental porté sur eux. Les Dahoméen·ne·s n’auraient pas conscience d’avoir entre les mains des objets d’art et “pourraient les brûler”. De plus, les Dahoméen·ne·s n’auraient pas les structures nécessaires afin d’exposer ces œuvres. Un retour constant à la culture hégémonique, implanté via la colonisation, qu’un jeune protagoniste dahoméen décrit, lors du débat sur la question du rapatriement « Même notre culture n’a pas été apprise dans notre langue ». Un rapatriement possible, via 26 trésors du Royaume de Dahomè sur 7 000, sous conditions. Une situation paradoxale puisque, afin de récupérer leur héritage volé, les dahoméen·ne·s doivent justifier des structures nécessaires à l’accueil de leur propre patrimoine et rendre compte du traitement de celui-ci.

Un événement politique

Ce rapatriement, décrit comme “historique” par le quotidien béninois La Nation, reflète les stratégies politiques que les pays occidentaux souhaitent mener quant aux relations qu’ils entretiennent avec les pays d’Afrique Subsaharienne. Ces divers rapatriements réalisés bénéficient d’une large couverture médiatique, relayant les luttes au second plan. D’autres acteurs des musées occidentaux prennent en compte les demandes de rapatriement faites par les pays colonisés dont les œuvres ont été pillées, tels que le Musée Victoria Albert à Londres. Ces rapatriements se font de manière ponctuelle, selon des conditions et via peu d’objets. Une lutte pour la réappropriation d’un héritage afin de favoriser la connaissance d’une partie de soi et de son histoire, c’est ce que la jeune génération dahoméenne continue d’entretenir et ce que la réalisatrice met en exergue dans son œuvre.

Crédit photo: extrait de DAHOMEY

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