« Est-ce que tu as faim? » de Grace Ly et Mélody Ung, une question symbole d’amour

I 08.11.23 I Amina Chagar

En nous emmenant dans son quotidien avec ses grands-parents, Anna-Yi se rend compte de son altérité et des différences culturelles qui existent dans son foyer familial. Dans le livre jeunesse Est-ce que tu as faim ?,  Grace Ly rend hommage à sa grand-mère en s’inspirant intimement de leur relation, qui prend vie grâce aux illustrations de Mélody Ung. L’œuvre est disponible depuis le 7 novembre aux éditions On ne compte pas pour du beurre.

En nous emmenant dans son quotidien avec ses grands-parents, Anna-Yi se rend compte de son altérité et des différences culturelles qui existent dans son foyer familial. Dans le livre jeunesse Est-ce que tu as faim ?,  Grace Ly rend hommage à sa grand-mère en s’inspirant intimement de leur relation, qui prend vie grâce aux illustrations de Mélody Ung. L’œuvre est disponible depuis le 7 novembre aux éditions On ne compte pas pour du beurre.

Il y a un grand souci de représentation dans la littérature pour les tout petits en France. Est-ce que ça a été le constat qui vous a mené à l’écriture de ce livre ?

Grace : En tant que maman, ça a été une vraie difficulté de trouver des représentations justes dans les livres jeunesse. Le moment lecture est pourtant un moment essentiel pour nos enfants ; c’était un de mes moments préférés avec les miens. C’est un moment qu’on n’a pas forcément connu avec nos parents qui devaient travailler et qui n’avaient pas forcément ce temps à accorder, mais pour moi, c’est un moment qui permet de se retrouver, de créer du lien, de se ressourcer et de leur transmettre un apprentissage du monde qui les entoure. C’est une forme d’apprentissage par l’image, par les mots, par la voix qui berce qui est celle d’un proche, parce que quand tu ne lis pas encore, tu te fies et tu comptes sur les personnes autour de toi pour te représenter le monde. C’est pourquoi il nous faut des livres dans lesquels nos enfants peuvent se reconnaître, on doit pouvoir faire confiance aux représentations qu’on leur montre, que ce ne soit pas une vision du monde qu’on ne souhaite pas pour nous-même.

Crédit photo: SeeDreeks Photography

Mélody : C’est vrai qu’en France, dans les livres jeunesse, on voit soit des contes qui viennent d’Asie avec des décors un peu fantastiques, soit des livres anglophones, notamment “Asian-American”. Il y a aussi, malheureusement, encore des livres qui véhiculent des clichés, que ce soit dans l’écriture mais aussi dans l’illustration des personnes Est et Sud-Est asiatiques, avec des visages jaunes et des traits à la place des yeux. Il y a très peu de livres qui représentent nos doubles cultures franco-asiatiques non stéréotypées ; c’est toujours un peu limité pour le public français. C’est important qu’il existe une variété de récits et d’images pour nos histoires, et qu’on puisse voir cela dès notre plus jeune âge.

Comment vous êtes vous coordonné dans la réalisation de cet album et comment vous est venue l’idée du titre ?

Grace : Le titre, c’est la première chose qui m’est venue. la maison d’édition On ne compte pas pour du beurre m’avait contacté et m’avait proposé d’écrire un livre pour enfants. J’avais déjà envie de le faire et comme c’était pour une maison d’édition qui est très engagée dans la représentation juste et plurielle, c’était en ligne avec ce que j’avais envie de proposer. Quand j’en ai eu l’idée, c’était comme une évidence que c’était ça que je voulais écrire. Pour moi, la question « est-ce que tu as faim? », c’est bien plus qu’une question, c’est un symbole d’amour, le langage de l’amour qui n’est pas celui des mots, ce langage que je voyais dans les propositions culturelles traditionnelles. J’avais besoin de montrer cette diversité des langages de l’amour parce que cette manière de dire je t’aime, c’est celle qui me parle. Et compte tenu du fait que la nourriture a une très grande place dans l’album, il fallait quelqu’un qui aimait déjà dessiner la nourriture et la représente d’une manière vivante, donc j’ai immédiatement pensé à Mélodie.

Melody : J’ai toujours mis beaucoup de mon identité asiatique dans la direction de mon identité graphique. C’était très touchant de dessiner un album avec cette représentation qui m’a manquée surtout pendant mon enfance. Ce livre est vraiment aligné avec ce que je faisais déjà dans mes illustrations donc j’étais super contente quand Grace m’a proposé le projet.

Pour moi, la question ‘est-ce que tu as faim?’, c’est bien plus qu’une question, c’est un symbole d’amour, le langage de l’amour qui n’est pas celui des mots

Grace Ly

Crédit photo: Clémence Losfeld

La transmission culturelle, c’est un sujet clé chez Bissai Média. Pourquoi avoir fait le choix de la grand-mère pour représenter cette transmission ?

Grace : La grand-mère et la petite fille Anna Yi, c’est les deux personnages qui me sont venus le plus facilement parce que déjà c’est l’histoire de ma famille. Les aînés de la famille qui transmettent, j’ai l’impression que c’est un schéma ordinaire pour les jeunes de ma génération, des années 80. Mais je me suis rendu compte aussi que c’est un schéma qui se répète, et même si ce n’est pas par la grand-mère, c’est par une tata ou une autre figure familiale qui incarne la transmission, et ces questions lié à l’exil, au déracinement, à l’altérité ou de parler beaucoup de langues dans un foyer, c’est des questions qui sont toujours actuelles.

En entendant les questions de ses camarades sur la langue, la nourriture et les gestes de sa grand-mère, Anna-Yi réalise son altérité. C’est important pour vous de parler de ces expériences dans un album pour que des petits enfants vivants comme Anna-Yi puissent s’identifier ? 

Grace : Le regard des autres dans le livre, c’est un moment déclic qui permet à Anna-Yi de prendre conscience de qui elle est. Quand on vit dans une famille culturellement homogène, c’est souvent à travers le regard extérieur qu’on fait des comparaisons et qu’on se rend compte des différences. Parfois, lorsqu’on fait partie d’un groupe social minoritaire, on y est confrontés très tôt, et ça peut être à travers des regards pas toujours bienveillants qui questionnent qui nous sommes. Anna-Yi est à cet âge où on note qu’on n’est pas comme les autres. 

Melody : C’est important ce genre de récit, pour se sentir moins seul·e et pour savoir comment réagir derrière. Ça peut nous permettre de ne pas avoir honte de nos différences, de comprendre que même si nos parents ne disent pas forcément je t’aime verbalement ça ne veut pas dire qu’il nous aime moins. Ma grand-mère à moi faisait des bisous aspirés donc j’étais hyper contente de voir que cela apparaissait dans le texte de Grace et de l’illustrer. Dans mon cas, c’est moi qui ait posé la question à ma mère sur la manière dont ma grand-mère faisait des bisous et puis ma mère a fini par reprendre le flambeau et à faire ce geste, comme un symbole de la tradition qui se transmet.

Grace : Ce qui est bien avec un support comme le livre c’est que c’est un prétexte pour lancer des conversations avec ses enfants. On peut leur demander : est-ce que ça t’est déjà arrivé? Est-ce que tu penses que tu ferais comme Anna-Yi ? Quand j’étais petite, je n’ai jamais eu l’occasion d’aborder ce sujet avec mes parents parce que tu ne sais pas comment l’amener quand tu as 6 ans. Ça fait partie du tumulte de la vie d’un enfant et le fait d’avoir un support donne de la place pour en discuter. Idéalement, je voudrais que mes enfants ne ressentent jamais cette honte de qui on est parce que la honte c’est un sentiment qui ronge donc si très tôt on s’attaque à ce problème, ça peut permettre de transmettre cette fierté de nos familles et de nos cultures. En plus, quand on est petits, on s’imagine être la seule personne à vivre cela mais en réalité quand tu en parles à d’autres personnes tu réalises que tu es loin d’être la seule. Tu réalises que c’est nous la majorité. Quelle que soit l’origine, la langue, les différents plats, on est bien plus nombreux à sortir de la norme qu’à y correspondre.

Même si nos parents ne disent pas forcément je t’aime verbalement ça ne veut pas dire qu’il nous aime moins.

Mélody Ung

On a beaucoup aimé la page sur le festin de l’anniversaire de Anna-Yi où chaque plat a une signification. Comment se transmet ce sens caché des plats ?

Grace : Pour ce moment là, j’ai fait un focus sur mes origines chinoises du côté de ma grand-mère maternelle qui était cantonaise donc du sud de la Chine. Dans la cuisine de ma grand-mère, tout avait un sens. Les plats pour les occasions, pour les anniversaires, pour le nouvel an. Tous les plats avaient un nom, un nom très poétique, pas un simple “bœuf aux oignons”. L’art de la table est vraiment sacré. Cette cuisine est multifacette, contrairement aux clichés qui sont véhiculés sur la cuisine chinoise, qui sont souvent négatifs. Ma grand-mère m’a transmis tout cela, une transmission orale qui n’est pas figée, mais qui est validée et transmise depuis des générations, et c’est un plaisir pour moi de les perpétuer, que ce soit chez moi ou dans ce livre. 

Le style de la grand-mère et son casque multicolore ultra cool, on en parle ?

Melody : (rires) J’ai adoré dessiner ce casque disco ! C’est une idée de Grace pour le look, j’ai trouvé ça hyper pertinent. Ça rappelle totalement les grands-mères que j’ai vu quand j’étais expatriée à Shanghai où elles ont à la fois des patins traditionnels avec un accessoire hyper bling bling. Ça représente un peu des grand-mères qui donnent l’impression d’avoir tout donné pour leurs familles, puis elles arrivent à un âge où elles se disent “Yolo, je fais ce que je veux, je m’habille comme je veux.” 

Grace : On a souvent une image des personnes âgées comme étant très ternes, austères, autoritaires, mais ce n’est pas le cas de la majorité des gens que je connais de cet âge-là. Je connais vraiment des mamies très colorées et très clinquantes, je me suis dit “pourquoi on a cette image de nos aînés qui est très récurrente ?” peut-être que c’est cette image là que les gens veulent voir de cette première génération de migrants, pourtant quand tu les connais tu sais qu’ils ont toujours un grain de folie caché quelque part. J’ai tapé “Ajumma” sur Pinterest (femme âgée mariée en coréen) et il y a toute une inspiration sur le style de ces tatas.

Copyright © 2018 Ajumma EXP

Crédit photo: © 2018 Ajumma EXP

Vous avez choisi de garder le titre et le nom des plats cités en cantonnais, pourquoi ?

Grace : Le titre m’est venu en chinois, tel que me le disait ma grand-mère. C’est important de garder le nom original du plat car c’est le nom qui a été transmis à la base pendant des générations à ce plat. Et la traduction ou la transcription n’est qu’une pâle copie de ce qu’est ce plat là pour les gens qui l’ont créé. En utilisant le mot original chinois on comprend ce dont on parle. il ne peut pas y avoir de confusion ou de mauvaise traduction. Il n’y a pas besoin de traduction étrangère pour parler de ce qu’on a créé nous-même. C’est un problème qu’on rencontre particulièrement en France, ce besoin de tout “francisé”, de faire briller la francophonie, la peur de perdre cette langue. La culture dominante est tellement forte que si tu ne rappelles pas d’où ça vient à la base ça se perd et ça peut même être approprié par d’autres. 

Quels étaient vos inspirations dans l’esthétique de l’album ?

Melody : J’ai repris l’esthétique que j’avais déjà utilisée auparavant dans mes créations, pour Banh Mi Média notamment, que ce soit pour la nourriture ou pour les personnages. Malheureusement, je n’ai pas forcément beaucoup de noms d’illustrations pour enfants faites par des asiatiques en France, à l’exception du livre “La conception de Léo avec la PMA” écrit par Sylvie Li et illustré par Vy Tran. Je suis beaucoup allée en médiathèque pour regarder dans les rayons jeunesse, pour voir la construction, la composition des livres pour enfants. C’était important pour moi d’avoir des angles variés pour qu’on ne reste pas sur le même point de vue. Il y a des éléments que j’ai rajouté en plus du texte de Grace dans les détails, comme par exemple les sauces ; c’était important pour moi de représenter la sauce maggi, la sauce nuoc mam. J’ai aussi décidé de représenter Anna-Yi jouant ou se déguisant en dinosaure parce qu’il n’y a pas beaucoup de représentations de filles qui aiment les dinosaures et pourtant j’aimais bien ça quand j’étais petite. Je voulais créer tout un monde dans lequel les enfants asiatiques, notamment les petites filles, puissent se reconnaître, loin des clichés qu’on puisse leur accorder dans l’espace public. 

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