PARTIE I : « DEUXIÈME GÉNÉRATION », KÉZAKO ?

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I 30.01.22 I Z.

L’émergence de la notion de « seconde génération » dans les années 1980 en France 

C’est à partir des années 1980 que l’on parle de plus en plus de « seconde » (ou « deuxième ») génération d’immigration, avec « cette présence rendue de plus en plus visible des descendants d’immigrés maghrébins (en particulier algériens) dans l’espace public » note la sociologue Emmanuelle Santelli. Et pourtant, elle rappelle que « ces derniers n’ont été ni les premiers à avoir des parents immigrés ni les premiers à rencontrer des difficultés dans la société d’accueil ». Comme on vous le rappelait dans ce post, la France a en effet connu plusieurs vagues d’immigrations importantes entre les XIXe et XXe siècles. Si le discours porté sur l’immigration se concentre alors sur la représentation des immigré·e·s maghrébin·e·s, c’est parce que c’est un moment de forte visibilité de ce que l’on commence à appeler « la génération Beur » ; à l’instar de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, alors désignée « Marche des Beurs », dont on vous parlait récemment

Une de Libération du 7 novembre 1983. On peut y lire en sous-titre : « La « Marche pour l’égalité » est la première grande initiative autonome de la « deuxième génération » d’immigrés en France »

Des « travailleurs immigrés » aux « Beurs » : une représentation qui insiste sur une rupture générationnelle

Le sociologue Abdellali Hajjat note comme conséquence de l’émergence du terme de « Beur » pour désigner cette « deuxième génération » que « les “Beurs” ne sont plus des Arabes : ils ne sont ni des Français à part entière ni tout à fait des immigrés, et les “bons Beurs” se distinguent des “mauvais travailleurs immigrés”. Le terme “beur” scelle la séparation symbolique d’avec la génération des parents immigrés. Au moment même où les “jeunes immigrés” font leur entrée symbolique dans l’espace public, les travailleurs immigrés sont disqualifiés symboliquement lors des grèves de l’automobile (Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy). » Sur le sujet des luttes sociales des travailleurs immigrés, on vous renvoie à la très riche série documentaire de Hajer Ben Boubaker – aka Vintage Arab sur France Culture : « Une histoire du Mouvement des travailleurs arabes ». 

En plus de ce phénomène d’occultation des générations précédentes, ce basculement dans la visibilité d’une « deuxième génération » produit également un effet de rupture entre les parents et enfants.

Les critiques de la notion de « deuxième génération »

Un « découpage » de l’immigration qui produit un effet de rupture entre générations

C’est ce que montre le sociologue Abdelmalek Sayad, spécialiste de la question de l’immigration nord-africaine en France, dont l’étude la plus connue est La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Il s’intéresse lui-même aux enfants d’immigrés à partir de 1979 dans une étude intitulée « Les enfants illégitimes ». Quinze ans plus tard, il constate que penser l’immigration en termes de génération témoigne d’un changement de perception sur l’immigration : « avec la relative mais combien tardive prise de conscience de la réalité de l’immigration en tant que présence appelée à devenir définitive (et pas seulement durable), [naît] le besoin de parler désormais de l’immigration en la désignant du terme de génération. » Mais il critique la notion de « deuxième génération », qui « découpe » l’immigration en tranches et tend à rompre les liens entre ces dernières. 

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Surtout, il souligne l’existence nécessaire d’un « troisième partenaire » pour opérer cette séparation entre les deux groupes générationnels : « Au fond, la confrontation n’est pas seulement entre deux générations, comme le dit le langage qui parle de « deuxième génération », mais en réalité entre trois partenaires et de ces partenaires le plus important est encore celui qui n’est pas nommé, à savoir la société d’immigration ».

Qui sont les éternels « illégitimes » dans la « société d’immigration » ?

Dans un article interrogeant « la question de l’assignation identitaire des immigrants et de leurs descendants », le sociologue Pierre Landais fait ce même constat et résume ainsi la conséquence de la catégorisation en termes de « deuxième génération » : « [Elle] tend à se traduire par l’instauration d’une forme de frontière symbolique entre le « Nous » de la communauté nationale et le « Eux » des immigrants et de leurs descendants (qui ne sont pas n’importe lesquels, mais bien ceux qui portent la marque de ce qui est perçu comme une extranéité) ». 

Et cette « marque de l’extranéité », quelle est-elle précisément ? L’auteur constate que c’est une question adressée spécifiquement aux descendants des immigrations « non-européennes » : « Sans vouloir minorer la xénophobie qui s’est violemment déployée à l’égard des immigrants polonais, italiens ou espagnols […] il s’agit de souligner la spécificité de « l’altérisation » des immigrants « non européens » et de leurs descendants, condensée par l’expression « seconde génération d’immigrés ». 

La stigmatisation des groupes désignés sous le terme de « deuxième génération » est donc une des principales critiques adressées à cette notion depuis les années 1980. La question de leur « extranéité » supposée pose ainsi en réalité en miroir celle de l’ « intégration » à la société d’accueil.

Sources

Abdellali Hajjat, « Retour sur la Marche pour l’égalité et contre le racisme », Hommes & migrations , 1304, 2013

Pierre Landais, « Du « social » à l’« identitaire » ? La question de l’assignation identitaire des immigrants et de leurs descendants », L’identité entre ineffable et effroyable, 2011, p. 50-61. 

Emmanuelle Santelli, « De la “seconde génération” aux descendants d’immigrés : constructions identitaires et enjeux sociaux », Migrations Société 113, no. 5, 2007, p. 51-56.

Abdelmalek Sayad, « Le mode de génération des générations « immigrées », L’Homme et la société, 111-112, 1994. p. 155-174. 

Abdelmalek Sayad, « Les enfants illégitimes », Actes de la recherche en sciences sociales 25, 1979, p. 61-81.

 « Une histoire du Mouvement des travailleurs arabes » en 4 épisodes, LSD, La Série Documentaire, France Culture